« Les défis de la dette publique : appréciations et propositions » Michel Cabannes

Chronique : Les défis de la dette publique : appréciations et propositions

 

La progression de la dette publique est un sujet majeur d’inquiétude et de débats surtout à la suite des dernières crises. Elle fait l’objet de beaucoup d’idées reçues concernant ses causes et surtout ses conséquences économiques. Face aux gros besoins  de financement public (cf. la transition écologique), une controverse oppose les tenants de l’annulation d’une partie de la dette et les partisans d’autres moyens pour assurer un financement pérenne. Jean-Marie Harribey et Eric Berr ont présenté les termes du débat au Café économique (23 février et 2 mars respectivement).


 La dette publique   

La dette publique est le total des dettes des administrations publiques: l’État, les organismes liés à l’État, les administrations publiques locales et les administrations de sécurité sociale.

L’encours de dette est le stock de capital restant dû sur les emprunts à une date donnée. Il est en France 2674 milliards d’€, 116,4% PIB (fin septembre 2020). La dette est plus le fait de l’État (81%) que des Administrations de Sécurité Sociale (11%) et des Administrations Publiques Locales (8%). Elle  est détenue pour moitié par les non résidents (52%). La part détenue par la BCE est de plus de 20% (fin 2019). Le ratio de dette est légèrement plus élevé en France que dans la moyenne de la zone euro (98,1% contre 84,1% en 2019).


I.Appréciations.

1.Les ressorts reconnus de l’endettement croissant.

L’encours de la dette publique a beaucoup augmenté depuis 45 ans : +91 pts de PIB entre 1975 et 2020 en raison de la permanence des déficits publics.

Évolution de l’encours de dette publique

Année 1975 1980 2007 2016 2019 2020 (30.9)
% PIB 15,0 20,7 64,3 98,3 98,4     116,4

a) Le régime néolibéral.

La montée de la dette publique correspond à l’ère du capitalisme financier mondialisé néolibéral. Les titres publics des pays développés sont un placement sûr pour les opérateurs.

D’une part, les recettes publiques sont ralenties par les politiques néolibérales de baisse de la fiscalité des entreprises et des ménages riches, D’autre part, les dépenses publiques et sociales augmentent (de 50% à 55% du PIB de 1982 à 2019) sous l’effet de la compensation des dégâts sociaux du capitalisme néolibéral et des facteurs démographiques (vieillissement).

b) Les crises récentes.

La crise économique de 2008 a fait croitre la dette publique d’environ 30 points de PIB : la montée des déficits publics provient de la réduction mécanique des rentrées fiscales et des politiques de soutien de l’activité. La crise du Covid 19 a fait croître la dette publique de plus de 20 points de PIB : l’envol des déficits publics résulte de la chute mécanique des rentrées fiscales et du soutien de l’emploi et des revenus précédant les politiques de relance.

c) Les taux d’intérêt, facteur ambivalent.

Dans un premier temps (années 1980-1990), les taux d’intérêt réels élevés, supérieurs au taux de croissance de l’économie, ont été  facteur de hausse de la dette. Dans un second temps (années 2000), la baisse de taux d’intérêt a contribué à limiter la hausse de la dette publique.

2. Les implications discutées de l’endettement.

a) La nécessité de la dette publique.

La dette publique est nécessaire d’abord pour financer les dépenses publiques afin de soutenir la demande pour préserver l’emploi et lutter contre les dépressions économiques. Elle est nécessaire aussi pour financer les dépenses publiques qui préparent l’avenir, en particulier les investissements publics dans les infrastructures, l’éducation, la santé et les services publics en général. Prétendre que l’État doit être géré comme un « bon père de famille » est une ineptie.

b) Les risques imaginaires.

– La dette publique n’est pas un fardeau pour les générations futures.

L’idée d’un « sac à dos » laissé en héritage est fausse. D’abord, la durée moyenne de la dette publique n’est que de 8 ans. Ensuite, toute dette transmise implique une créance transmise. Enfin, le patrimoine public est supérieur à la dette (4500€ de patrimoine net par français).

– La dette publique actuelle est soutenable.

L’État, qui a une durée de vie infinie, peut faire « rouler sa dette », c’est à dire emprunter pour rembourser ses créanciers. Ce qui importe, c’est la charge de la dette et non pas son encours.

. La charge de la dette, montant annuel des intérêts payés sur les emprunts, est faible : 36 milliards €, 1,5% du PIB et 3% des recettes publiques (2020). Depuis son maximum en 1997 (3,5% du PIB), elle a beaucoup diminué grâce à la baisse des taux d’intérêt (-2 points de PIB).

. La dette publique est aisément finançable sans tension sur les taux d’intérêt car le taux d’épargne est très élevé (cf. crise du Covid) et la confiance des épargnants est forte.

– Les effets de la dette sur la hausse des taux d’intérêt et sur la réduction de la croissance au-delà d’un seuil d’endettement n’ont jamais été démontrés.

c) Les risques réels.

– La dette publique enrichit les plus riches.

Un fort endettement public pose un problème social. Le transfert des contribuables aux épargnants est anti-redistributif car le revenu des premiers est inférieur à celui des seconds.

– La dette publique peut être un outil de domination.

Un endettement public financé par les marchés financiers pose un problème de dépendance envers leurs opérateurs. La politique de l’État est exposée au risque de chute de la confiance et de remontée des taux d’intérêt. Un fort endettement public par rapport aux non résidents pose un problème de dépendance extérieure et de transfert de revenu.

– La dette publique peut être instrumentalisée.

Un endettement public élevé peut servir pour justifier des politiques d’austérité, comme en 2010-2011 après la crise économique financière. Cela pourrait se reproduire après la crise du Covid avec, en plus, le risque de ne pas financer suffisamment la transition écologique.

II. Propositions. 

L’annulation de la dette publique détenue par la banque centrale (près de 25%) a été préconisée par Laurence Scialom et Baptiste Bridonneau (avril 2020). Ils ont été rejoints par Nicolas Dufrène, Jézabel Coupée-Soubeyran, Gaël Giraud et Aurore Lalucq, et par une centaine d’économistes dont Thomas Piketty, Jean-Marie Harribey et Jean-François Ponsot dans une tribune « Annuler les dettes publiques détenues par la BCE pour reprendre en main notre destin » (février 2021). Cette option est refusée par les tenants de l’orthodoxie, comme Agnès Benassy-Quéré et Jean Pisani-Ferry, et par certains économistes hétérodoxes, y compris keynésiens, comme Henri Sterdyniak, Michel Husson, Benjamin Lemoine, Bruno Tinel, Eric Berr, Edwin Le Héron, Mathieu Montalban, David Cayla, Xavier Timbeau et Anne-Laure Delatte. Ces derniers ont signé une tribune « D’autres solutions que l’annulation de la dette existent pour garantir un financement stable et pérenne » (février 2021).

1. L’annulation de la dette publique détenue par la banque centrale. 

a) Arguments pour l’annulation.

– Cette annulation de la dette publique est utile à moyen terme pour éviter une future austérité qui se profile à l’horizon (Cf. F. Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France). En diminuant le ratio de dette, l’annulation ôterait une justification aux partisans de l’austérité.

– Cette annulation est utile à moyen terme pour détendre la contrainte financière qui peut  nuire à la transition écologique. En diminuant le ratio dette publique PIB, cela permettrait de consacrer ces sommes pour la transition sans subir une hausse du ratio D/PIB.

– Proposer l’annulation sert à provoquer un débat public sur la dette afin d’en finir avec une vision culpabilisante et erronée de la dette, instrumentalisée pour faire accepter l’austérité.

– L’annulation de la dette publique détenue par la banque centrale ne nuirait à personne.

– L’annulation de la dette publique n’est pas contradictoire avec la lettre des textes européens.

b) Arguments contre l’annulation.

– L’annulation est inutile actuellement car la dette ne pose pas de problème. La charge de la dette est faible (1,5% du PIB) grâce aux taux bas malgré la hausse de l’encours. L’annulation serait nuisible financièrement (l’État gagne à s’endetter) et incompréhensible par l’opinion.

– L’annulation de la dette risque de réveiller la méfiance des marchés financiers, donc une hausse des taux d’intérêt, de la charge de la dette et la dégradation des finances publiques.

– Les pertes de la banque centrale se répercuteraient sur les dividendes versés à l’État.

– La demande d’annulation contredit l’idée qu’il n’y a pas de problème de dette publique.

– L’annulation laisse subsister la dépendance vis-à-vis des marchés financiers.

– L’annulation est contraire à l’esprit des textes européens et se heurte à un refus de la BCE. 

La transformation des titres publics en dette perpétuelle à taux d’intérêt faible ou nul proposée par des personnalités plus orthodoxes (Alain Minc) aurait des effets proches de l’annulation pour la charge de la dette, Elle s’en distingue par le maintien de l’encours. Elle pourrait être mieux admise par les responsables européens que l’annulation.

2. Des réponses alternatives. 

Une réponse est d’abord à exclure : « en temps de crise, il ne faut surtout pas se serrer la ceinture (E. Berr et al, 2021). Une politique d’austérité serait totalement contreproductive. 

a) Le recours à la fiscalité sélective.

La fiscalité sélective est le seul moyen de réduire la dette sans une austérité globale destructrice. On peut taxer les hauts patrimoines (ISF, impôts sur les transmissions), les multinationales ou les bénéfices exceptionnels liés à la pandémie. Une taxe temporaire de 5% sur le patrimoine des 5% des ménages les plus riches rapporterait 240 milliards d’€ (Ch. Chavagneux). Des mesures fiscales ciblées auraient plusieurs avantages : cela réduirait la dette ; cela préserverait la consommation (faible propension à consommer des  ménages aisés) ; cela accroîtrait la justice fiscale; ce serait  compatible avec les textes européens.  Des recettes temporaires réduiraient l’effet du Covid sur la dette. Mais la fiscalité ne suffirait pas pour financer la transition écologique. C’est un instrument nécessaire mais pas suffisant.

b) La protection des finances publiques.

Pour une autonomisation par rapport aux marchés financiers, on pourrait consacrer dans les traités le rôle de la BCE d’acheteur en dernier ressort des titres publics. On pourrait inventer un financement inspiré de l’ancien « circuit du Trésor » français, en créant un plancher de détention des titres publics et une facilité de découvert pour les États auprès de la BCE. On pourrait aussi créer un pôle public bancaire pour  financer les priorités écologiques et sociales. L’autonomisation des politiques budgétaires passe aussi par la fin des règles budgétaires européennes et par une coordination entre les politiques monétaires et budgétaires.

3 Propos d’étape.

– Les « annulationnistes » ont eu le mérite d’être de lanceurs d’alerte, de lancer le débat pour mettre en cause la vision dominante, erronée et culpabilisante de la dette publique. Leur souci d’éviter l’austérité et de sauver la transition écologique est légitime.

– L’annulation est inopportune dans le contexte actuel. D’abord, la dette ne pose pas de problème (charge de la dette : 1,5% du PIB). Elle serait nuisible financièrement (l’État gagne à s’endetter avec des taux bas). Elle serait incompréhensible par l’opinion. Elle risque de susciter la méfiance des marchés financiers, une hausse des taux d’intérêt et de la charge de la dette. Toutefois, l’annulation pourrait se défendre après la crise du Covid en cas d’offensive « austéritaire » si c’était le seul moyen d’éviter le pire et de défendre la transition écologique.

– L’autonomisation envers les marchés financiers est plus importante que le niveau de la dette. Elle ne serait pas permise par l’annulation mais par la création de circuits de financement de l’État par la banque centrale. Certes, cela susciterait une opposition au niveau européen, comme d’autres propositions. Mais tant qu’à s’engager dans une épreuve de force, il vaut mieux que cela soit sur un enjeu structurel pour préparer l’avenir.

Michel Cabannes 

Bibliographie

Livres.

Berr E., Charles L., Jatteau A., Marie J, Pellegris A., 2021, La dette publique, Seuil

Lemoine B, 2016, L’ordre de la dette, Enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché, La Découverte.

Tribunes. 

Scialom L., Bridonneau B.,  Des annulations de dettes publiques par la BCE : lançons le débat,  Note Terra Nova, 17 avril 2020.

Collectifs de près de 150 économistes européens : Annuler les dettes publiques détenues par la BCE pour reprendre en main notre destin, Le Monde 5 février 2021.

Collectif de plus de 80 économistes, D’autres solutions que l’annulation de la dette existent pour garantir un financement stable et pérenne, Le Monde 27 février 2021. 

Revue.

Dette COVID : Faut-il la rembourser ? Dossier de la Revue Banque et Stratégie, Janvier 2021.

Articles.

Harribey J-M., 2020, Il n’y a pas de monnaie magique, mais il pourrait y avoir un usage démocratique de la monnaie, Les Possibles 26, Hiver 2020-2021.

Jublin M., 2020, Débat technique, tabou moral, choix politique, Socialter n°41, août-septembre.

Godin R., 2021, Argent magique et monnaie pour tous, Mediapart, 4 janvier.

Escalona F., 2021, Annulation de la dette publique : les gauches en quête de doctrine, Mediapart 14 janvier.

Godin R., 2021, Annulation de la dette publique : la pomme de discorde des économistes hétérodoxes, Mediapart, 21 janvier.

D’Abbundo A., 2021, Annuler la dette les clés du débat, La Croix 1er mars.

Manach E., 2021 Annuler la dette, la question qui divise les économistes de gauche, Politis 4-10 mars.

 

 

 

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